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L'esprit de Tibhirine, et autres récits - Page 2

  • Tragique accident dans l'entourage des moines de Tibhirine à Midelt, au Maroc

    Quelques gravillons de trop sur une route du Moyen-Atlas au Maroc. Une voiture qui en double une autre. Et c'est le dérapage, fatal. Geneviève Prat, 90 ans, est morte mi-juin à l'hôpital après avoir été gravement blessée dans cet accident. La triste nouvelle vient seulement de m'être communiquée. Cette soeur franciscaine de Midelt était accompagnée d'une autre, Monique Zissler, lorsqu'elle a effectué la manoeuvre de dépassement. Cette dernière se remet de ses blessures à la maison des Franciscaines de Casablanca.

    Avec Geneviève Prat, c'est une figure du Maroc qui disparaît : cette enseignante énergique, chaleureuse et déterminée, qui avait gardé de Toulouse son accent chantant, a formé depuis les années 1950 des générations de Marocains, dont certains exercent aujourd'hui de hautes responsabilités. Elle continuait depuis sa retraite de faire inlassablement du soutien scolaire dans les familles déshéritées. La dernière fois où je l'ai rencontrée, en mai 2014 à Midelt, nous avions fait un bout de chemin ensemble entre les maisons en pisé du quartier de la Kasbah Meriem, avec vue sur les hauts sommets de l'Atlas et cet oued verdoyant. Elle pestait contre l'indiscipline croissante des écoliers, pas plus pas moins qu'en France, et se désolait du manque d'esprit critique dans l'enseignement au Maghreb. "Ils apprennent par coeur", regrettait-elle, ponctuant toujours ses interventions d'un large sourire. A plusieurs reprises, elle et ses consoeurs m'avaient ouvert leur porte. Nous avions passé des heures à discuter autour d'un thé à la menthe. J'aimais bien leur faire sortir leur album photos qui contenait des clichés rares, certains montrant des juifs berbères de Midelt d'avant la création de l'Etat d'Israël.

    La messe de funérailles de Geneniève Prat a été célébrée sous les pins maritime, dans la cour du monastère de Notre-Dame-de-l'Atlas, en présence de frère Jean-Pierre, dernier moine de Tibhirine. Même si l'information n'est pas en ma possession, je suppose que la défunte a été inhumée au cimetière des religieuses, dans l'enceinte du monastère trappiste de Midelt.

    Les religieuses - qui avaient cédé leur ancien couvent aux moines trappistes héritiers de Tibhirine au début des années 2000 - vivent à proximité immédiate, dans une petite maison et elles entretiennent des liens réguliers avec leurs "frères" masculins. Deux d'entre elles - dont leur supérieure, Soeur Barbara, une infirmière polonaise originaire de la même ville que Jean Paul II - passent une partie de la semaine en altitude à Tatiouine auprès des populations nomades. J'en avais fait le portrait dans mon livre "L'esprit de Tibhirine".

    Ce tragique accident est une grande épreuve pour cette petite communauté vieillissante, à laquelle des générations de Midelti sont extrêmement attachés.

    Les proches des religieuses espèrent qu'une solution sera trouvée pour permettre le maintien de leur présence à Midelt.

    Nicolas Ballet

  • Le latin, le grec... Et pourquoi pas le turc, le persan, l'arabe et l'hébreu?

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    Les Français de ma génération (années 1970), et d'autres, sans doute, ont été bercés dans leur enfance par les Fables de La Fontaine ou par Le Roman de Renart.

    Récemment, j'échangeais à ce sujet avec ma professeure de persan, une Iranienne spécialisée en archéologie/épigraphie et bonne "connaisseuse" de la littérature médiévale persane.

    Ayant travaillé, la veille, sur le renard (principal vecteur du parasite echinococcus, dangereux pour l'homme), je lui expliquais que je préparais pour Le Progrès un article donnant plusieurs exemples de la ruse de cet animal, comme celle consistant à revenir sur ses "pas" pour désorienter les chiens à ses trousses.

    "Il a la même réputation chez nous en Iran", me répondit-elle.

    "Renard", lui disais-je alors, "est un mot passé dans le langage courant en remplacement de "goupil", "Renart" étant le nom donné au goupil du célèbre Roman médiéval". Si Ysengrin avait été moins bête, peut-être appellerait-on aujourd'hui le loup, l'ysengrin...

    Je laisse de côté la question de savoir si "Renart", tiré de l'allemand "Rein-hard", exprimait, déjà, une haine "atavique" à l'encontre de nos cousins "germains".

    Ma professeure m'a alors amené  à discuter de l'hypothèse selon laquelle ces fables s'inspireraient des Panchatantra sanskrits (IIIe siècle avant notre ère), transmis à l'Occident par une traduction arabo-persane appelée Livre de Kalîla et Dimna, du nom de deux chacals (illustration ci-dessus : manuscrit arabe du XIIIe siècle).

    La Fontaine lui-même n'a pas caché ses emprunts au Grec Esope, et à ce recueil de contes de Kalîla et Dimna. De ce point de vue, il a été plus honnête que bien des auteurs, dans d'autres domaines, avant et après lui (Sénèque ou Montaigne, pour ne citer qu'eux, ont abondamment pillé d'autres oeuvres, sans s'en vanter; par parenthèse, c'est aussi, à un niveau différent, un sport national chez certains journalistes flemmards comme ces renards qui squattent les terriers d'autres animaux en considérant que ces ouvrages font partie en quelque sorte du domaine public).

    La morale de cette histoire? Il me semble qu'aucune culture ne peut être prise isolément (tiens, d'ailleurs, pancha en sanskrit veut dire "cinq", comme pandj en persan ou penta, en grec).

    J'habite à Lyon, ville traversée par le Rhône. Dirai-je que l'eau que j'y bois est lyonnaise, que je me tromperai lourdement. Car le Rhône longe aussi le département de l'Ain, dont la rivière constitue l'un des nombreux affluents. Le Rhône n'est pas davantage français : il prend sa source en Suisse. Et sa source n'est pas suisse non plus : l'eau des nappes et des glaciers provient d'autres affluents encore, et de pluies qui sont le résultat d'évaporations successives aux quatre coins de la planète.

    Il y a forcément dans cette eau là, un peu d'Iran, de Chine, d'Afrique... que sais-je encore.

    Les langues sont essentielles pour comprendre cette interpénétration des cultures (elles en portent de nombreuses traces, d'ailleurs, un peu comme du papier carbone) et des idées (voir à ce propos, par exemple : Pourquoi lire les philosophes arabes, d'Ali Benmakhlouf, Albin Michel, 2015).

    De la même façon qu'un enfant naît d'une fécondation réciproque, toute culture qui prétendrait se couper des autres, ou être une création sui generis, raconterait un énorme bobard - et se mentirait d'abord à elle-même.

    Cela me rappelle ce débat passionné, en France, autour de la réforme du collège public et des crispations nées de la volonté gouvernementale de réduire la part de l'enseignement du latin et du grec.

    Ces polémiques stériles sont le reflet, pour moi, d'un cruel manque d'ouverture d'esprit.

    Car le problème n'est pas de supprimer ou de maintenir le latin ou le grec. Il est aujourd'hui d'aller au-delà de ces cloisonnements idéologiques pour montrer les liens intimes qui s'établissent entre les langues et les cultures.

    L'apprentissage de l'hébreu, de l'arabe, du persan et du turc serait ainsi indispensable à la connaissance de l'Histoire de France et à celle de l'Europe, voire de textes fondateurs de notre imaginaire collectif (en même temps qu'il faciliterait la compréhension réciproque, la curiosité mutuelle et une meilleure intégration de certaines populations par l'intérêt montré à leur égard (1)) Si l'on ignore que le terme "Adam" dérive de l'hébreu "adama" qui signifie "la glaise", comment comprendre la Bible? Encore faudrait-il sans doute creuser davantage et l'on découvrirait alors des influences mésopotamiennes sur la culture juive... Et ainsi de suite. J'aime bien cette image d'adama/Adam : elle nous montre à quel point la langue est, non seulement une sorte de pâte à modeler qui s'imprègne de nos ADN successifs, mais aussi le lieu d'interprétations et d'interpénétrations infinies.

    Refuser cet état de fait, conduit à un nationalisme borné et destructeur. Rien de tel que l'idéologie pour asphyxier les esprits. La culture n'est pas figée : les idées y sont en mouvement perpétuel. Le contraire de ce flux s'appelle la mort.

    Alors plutôt que de hurler aux loups, souvenons à quel point Ysengrin souffrit d'avoir cru que la vérité pouvait sortir de la bouche d'un seul.

    Et comme dirait l'autre, homo homini lupus.

    Nicolas Ballet

    (1) A minima, pourquoi ne pas envisager d'introduire au collège un module d'histoire des langues, où il s'agirait de montrer par des exemples ce que le français a reçu d'autres langues, mais aussi, ce qu'il a pu leur transmettre?

     

     

  • Les Berbères envahissent le pays des Vikings

    Après l'Italie, où il avait été traduit et publié en 2014, mon livre L'esprit de Tibhirine (Seuil), autour du dernier survivant et du dialogue avec l'islam, met le cap sur la Suède. Il y sera diffusé en langue suédoise

    Dans un courrier reçu ce vendredi 12 juin, frère Jean-Pierre, dernier survivant de Tibhirine, exprime à sa façon sa joie d'apprendre cette nouvelle traduction : "Merci au Seigneur qui semble aimer se servir ainsi de ce livre pour faire connaître à beaucoup l'oeuvre de sa grâce dans la vie de nos frères et bien sûr également le message si actuel du pardon et celui de la bonne entente entre les hommes sans distinction aucune."

    Nicolas Ballet

     

  • En 1638, un religieux fondait le premier Etat laïque : une expérience utile pour l'islam de France

    En décembre de cette année, on fêtera le 110e anniversaire de la loi française de séparation des Eglises et de l’Etat. Mais qui sait qu’une colonie britannique avait été pionnière dans le domaine de la liberté de conscience, dès le XVIIe siècle, en Amérique du Nord, à l’initiative d’un pasteur baptiste? Pour l'historien et sociologue Jean Baubérot, cette expérience pourrait être utile pour diffuser une vision plus accrocheuse de la notion de laïcité parmi les Français de confession musulmane et les autres résidents adeptes de cette religion. 

    En ce temps-là, les Etats-Unis n’étaient pas encore les Etats-Unis. Mais une forme de modernité émergeait déjà sur la côte Est du continent nord-américain, dans la colonie du Rhode Island. C’est au XVIIe siècle, dans la ville de Providence, qu’a surgi l’une des premières expériences concrètes de laïcité, bien avant la Révolution Française, et trois cents ans avant que notre loi ne proclame en décembre 1905 la séparation des Eglises et de l’Etat.

    Cette histoire méconnue du grand public, est ressortie des tiroirs par Jacques Buchhold, théologien et cofondateur à Lyon, dans les années 1980, de l’église évangélique «La Bonne Nouvelle». Dans un ouvrage collectif (1), il raconte des bribes du parcours hors-norme du pasteur baptiste britannique Roger Williams, l’un des pionniers de la laïcité. Ce dernier fut à l’origine en 1638 du pacte constitutionnel de Providence, que des spécialistes considèrent comme la matrice du «premier Etat laïque du monde occidental» – le Rhode Island.

    «C’est la volonté de Dieu que soit garantie à tous, dans chaque nation et dans chaque pays, la liberté des consciences et des cultes, même ceux des plus païens, des Juifs, des Turcs [les musulmans] ou des antichrétiens» écrivait à l’époque Roger Williams. "A l’inverse de nombreux puritains, «(ce pasteur) exigeait d’ailleurs que l’on achète les terres aux Indiens, et non qu’on les leur confisque», nous précise Jacques Buchhold. Mais pourquoi donc ce désir forcené de sa part, d’implanter un embryon de «laïcité» (le terme n’existait pas encore tel que nous le connaissons), dans le Nouveau Monde? Etait-ce pour des raisons stratégiques? Il semble que non. Selon Jacques Buchhold, le pasteur Williams ne faisait qu’appliquer le Nouveau Testament : «Les textes, notamment chez saint Paul, sont explicites : la foi ne peut être que le fruit de la conviction, jamais de la contrainte.» De même, dans la théologie baptiste, le baptême ne peut-il être imposé à la naissance; il relève d’une démarche personnelle : «Cette conception des choses laïcise déjà l’approche de la société» estime Jacques Buchhold.

    La question de savoir si l’expérience de Providence a pu influencer ou non les pères de la Révolution Française reste ouverte. «Elle a eu en tout cas un effet important aux Etats-Unis, car le Rhode Island avait refusé de signer la Constitution, jusqu’à ce que le Premier amendement reconnaisse la liberté de conscience», affirme Jacques Buchhold. L’héritage va plus loin : la célèbre formule du «Mur de séparation» nécessaire entre l’Etat et l’Eglise est attribuée au président Thomas Jefferson, alors que ce dernierl’a empruntée à Roger Williams!

    «Ce pasteur est l’un des principaux inventeurs de la laïcité et il a appliqué ces principes quand il a exercé des responsabilités civiles», souligne de son côté Jean Baubérot, sociologue spécialiste de la laïcité (2). «A mon avis», me déclare Jean Baubérot, «une laïcité dont on admettrait que Williams a été une des origines, au lieu de croire que tout vient des Lumières françaises, serait plus facile à comprendre et à intérioriser par des musulmans aujourd’hui».

    Nicolas Ballet

    (1) Libre de le dire : fondements et enjeux de la liberté d’expression en France (BLF éditions, 11,90 euros)

    (2) Préface au livre Roger Williams, genèse religieuse de l’Etat laïque (Labor et Fides, 18 euros)

  • Un imam retraduit des passages du Coran pour les rendre plus "soft"

    « Etrange... Comme c’est étrange… » On l’imagine plisser le front et se gratter les tempes, courbé au-dessus de versets en apparence antagonistes. À force de lire le Coran dans différentes versions françaises, et de les comparer avec le texte originel en arabe, Réda Kadri a relevé « des contradictions » flagrantes dans la traduction de certains mots. C’est ce qui a conduit ce Franco-Algérien de 44 ans à élaborer une méthode nommée « Alac », acronyme d’«Apprentissage de la langue arabe coranique », qu’il vient de présenter au temple protestant de la rue Lanterne (Lyon 1er ), après avoir fait de même – notamment – à la grande mosquée de Saint-Etienne et à la mosquée de Saint-Fons (Rhône).

    Ce travail, « toujours en cours », est enseigné à des élèves « de tous âges » qui fréquentent son centre culturel de la mosquée Co-Adhérence, un petit lieu de culte situé dans la zone industrielle Sud-Est de Vénissieux. Ex-imam à la mosquée de Saint-Priest, et ex-professeur d’arabe classique dans des associations, Réda Kadri se base sur la linguistique pour essayer de résoudre une équation complexe : arriver à donner une lecture positive de certains versets en français, sans toucher au Coran qui ne souffre, pour les musulmans, aucune discussion dans la mesure où ce Livre sacré est récité comme étant la parole de Dieu même.

    Des termes revisités : l’exemple du verset 34

    Pour mieux comprendre, voici un exemple de la méthode de Réda Kadri appliquée au verset 34 de la « Sourate des femmes », où il est dit (traduction de Mohammed Hamidullah, entre autres) : « Pour celles qui se montrent insubordonnées […] si c’est nécessaire, frappez-les ». Réda Kadri a isolé le verbe traduit par « frapper » : dans le texte en arabe, c’est le mot-racine DaRaBa qui est utilisé. « Ce terme DaRaBa apparaît 58 autres fois dans le Coran et il y prend chaque fois le sens de se déployer pour agir efficacement. Il n’y a donc pas de raison de le traduire par battre les femmes, dans cette sourate ! » estime-t-il. D’autres termes sont ainsi revisités, selon la même logique. Sauf que la méthode paraît trop peu rigoureuse à des experts du Coran, contactés par mes soins. Ainsi, « DaRaBa ne signifie se déployer pour agir que quand il y a le complément fî l-ard (« partout sur Terre ») », argumente ce grand islamologue qui requiert l’anonymat. Selon lui, « il vaut mieux garder le sens originel et contextualiser : c’est ainsi que l’on faisait en Arabie au VIIe siècle ».

    Difficile, en effet, d’ignorer l’histoire de l’émergence parfois houleuse de l’islam – des batailles sanglantes en témoignent, que ce soit avec certaines tribus juives ou avec d'autres, chrétiennes –, dans « l’Arabie » tribale qui était celle du Prophète Mohammed (1). Face aux critiques, Réda Kadri affirme l’urgence de diffuser une méthode claire et assimilable, en réaction aux tensions actuelles : « Daesh (l’État islamique, ndlr), ce sont des extrémistes que l’on doit empêcher de dégrader notre bien commun. Nous, on leur répond avec le Coran. »

    L’imam dit avoir fait l’objet d’agressions verbales de la part de salafistes. Sans lui vouer d’hostilité, des musulmans orthodoxes le considèrent, eux, un peu comme un « illuminé », « sans représentativité » : « Lyon compte des sommités mondiales de l’islamologie, comme Maurice Gloton ou Ali Mérad. Ce sont des gens humbles et discrets dont il est dommage que les médias ne parlent pas ! », regrette un imam. Au moins, la démarche généreuse de Réda Kadri – si imparfaite soit-elle – a-t-elle le mérite de montrer le visage d’un islam en mouvement. Et c’est le cas dans bien d’autres mosquées du Rhône. A la mosquée Co-Adhérence, sauf les jours où l'affluence est importante (2), les femmes prient d'ailleurs dans la même salle que les hommes, sans rideau ou cloison de séparation.

    Nicolas Ballet (copyright Le Progrès)

    (1) Rappelons que le Premier Testament repris à leur compte par les chrétiens comporte aussi bon nombre de passages qui pourraient être considérés comme violents (lapidation...etc).

    (2) Les hommes sont toujours placés devant les femmes et si la salle est pleine, ces dernières se retrouvent donc à l'extérieur.