Le latin, le grec... Et pourquoi pas le turc, le persan, l'arabe et l'hébreu?
Les Français de ma génération (années 1970), et d'autres, sans doute, ont été bercés dans leur enfance par les Fables de La Fontaine ou par Le Roman de Renart.
Récemment, j'échangeais à ce sujet avec ma professeure de persan, une Iranienne spécialisée en archéologie/épigraphie et bonne "connaisseuse" de la littérature médiévale persane.
Ayant travaillé, la veille, sur le renard (principal vecteur du parasite echinococcus, dangereux pour l'homme), je lui expliquais que je préparais pour Le Progrès un article donnant plusieurs exemples de la ruse de cet animal, comme celle consistant à revenir sur ses "pas" pour désorienter les chiens à ses trousses.
"Il a la même réputation chez nous en Iran", me répondit-elle.
"Renard", lui disais-je alors, "est un mot passé dans le langage courant en remplacement de "goupil", "Renart" étant le nom donné au goupil du célèbre Roman médiéval". Si Ysengrin avait été moins bête, peut-être appellerait-on aujourd'hui le loup, l'ysengrin...
Je laisse de côté la question de savoir si "Renart", tiré de l'allemand "Rein-hard", exprimait, déjà, une haine "atavique" à l'encontre de nos cousins "germains".
Ma professeure m'a alors amené à discuter de l'hypothèse selon laquelle ces fables s'inspireraient des Panchatantra sanskrits (IIIe siècle avant notre ère), transmis à l'Occident par une traduction arabo-persane appelée Livre de Kalîla et Dimna, du nom de deux chacals (illustration ci-dessus : manuscrit arabe du XIIIe siècle).
La Fontaine lui-même n'a pas caché ses emprunts au Grec Esope, et à ce recueil de contes de Kalîla et Dimna. De ce point de vue, il a été plus honnête que bien des auteurs, dans d'autres domaines, avant et après lui (Sénèque ou Montaigne, pour ne citer qu'eux, ont abondamment pillé d'autres oeuvres, sans s'en vanter; par parenthèse, c'est aussi, à un niveau différent, un sport national chez certains journalistes flemmards comme ces renards qui squattent les terriers d'autres animaux en considérant que ces ouvrages font partie en quelque sorte du domaine public).
La morale de cette histoire? Il me semble qu'aucune culture ne peut être prise isolément (tiens, d'ailleurs, pancha en sanskrit veut dire "cinq", comme pandj en persan ou penta, en grec).
J'habite à Lyon, ville traversée par le Rhône. Dirai-je que l'eau que j'y bois est lyonnaise, que je me tromperai lourdement. Car le Rhône longe aussi le département de l'Ain, dont la rivière constitue l'un des nombreux affluents. Le Rhône n'est pas davantage français : il prend sa source en Suisse. Et sa source n'est pas suisse non plus : l'eau des nappes et des glaciers provient d'autres affluents encore, et de pluies qui sont le résultat d'évaporations successives aux quatre coins de la planète.
Il y a forcément dans cette eau là, un peu d'Iran, de Chine, d'Afrique... que sais-je encore.
Les langues sont essentielles pour comprendre cette interpénétration des cultures (elles en portent de nombreuses traces, d'ailleurs, un peu comme du papier carbone) et des idées (voir à ce propos, par exemple : Pourquoi lire les philosophes arabes, d'Ali Benmakhlouf, Albin Michel, 2015).
De la même façon qu'un enfant naît d'une fécondation réciproque, toute culture qui prétendrait se couper des autres, ou être une création sui generis, raconterait un énorme bobard - et se mentirait d'abord à elle-même.
Cela me rappelle ce débat passionné, en France, autour de la réforme du collège public et des crispations nées de la volonté gouvernementale de réduire la part de l'enseignement du latin et du grec.
Ces polémiques stériles sont le reflet, pour moi, d'un cruel manque d'ouverture d'esprit.
Car le problème n'est pas de supprimer ou de maintenir le latin ou le grec. Il est aujourd'hui d'aller au-delà de ces cloisonnements idéologiques pour montrer les liens intimes qui s'établissent entre les langues et les cultures.
L'apprentissage de l'hébreu, de l'arabe, du persan et du turc serait ainsi indispensable à la connaissance de l'Histoire de France et à celle de l'Europe, voire de textes fondateurs de notre imaginaire collectif (en même temps qu'il faciliterait la compréhension réciproque, la curiosité mutuelle et une meilleure intégration de certaines populations par l'intérêt montré à leur égard (1)) Si l'on ignore que le terme "Adam" dérive de l'hébreu "adama" qui signifie "la glaise", comment comprendre la Bible? Encore faudrait-il sans doute creuser davantage et l'on découvrirait alors des influences mésopotamiennes sur la culture juive... Et ainsi de suite. J'aime bien cette image d'adama/Adam : elle nous montre à quel point la langue est, non seulement une sorte de pâte à modeler qui s'imprègne de nos ADN successifs, mais aussi le lieu d'interprétations et d'interpénétrations infinies.
Refuser cet état de fait, conduit à un nationalisme borné et destructeur. Rien de tel que l'idéologie pour asphyxier les esprits. La culture n'est pas figée : les idées y sont en mouvement perpétuel. Le contraire de ce flux s'appelle la mort.
Alors plutôt que de hurler aux loups, souvenons à quel point Ysengrin souffrit d'avoir cru que la vérité pouvait sortir de la bouche d'un seul.
Et comme dirait l'autre, homo homini lupus.
Nicolas Ballet
(1) A minima, pourquoi ne pas envisager d'introduire au collège un module d'histoire des langues, où il s'agirait de montrer par des exemples ce que le français a reçu d'autres langues, mais aussi, ce qu'il a pu leur transmettre?