Umberto Eco ou la fabrique d'un saint
L'Eglise catholique est souvent raillée pour sa propension à pondre des saint(e)s davantage qu'un curé ne pourrait en bénir. La société civile n'est pas en reste. Le besoin de communier autour d'un grand homme (avez-vous remarqué - tiens comme c'est étrange - qu'il ne s'agit jamais d'une grande femme?) est un vieux classique de l'Histoire des pays occidentaux, sécularisés ou non. L'hommage national autour de la mort de Victor Hugo, raconté dans un récent livre de Judith Perrignon, illustre bien ce phénomène dans lequel toute réflexion distanciée semble abolie au nom de la nécessité absolue de célébrer une figure fédératrice d'autant plus indispensable qu'elle disparaîtrait en un temps de clivages sociaux profonds ou d'égarements intellectuels, politiques et moraux. Le besoin d'héroïsme - donc d'admiration - est inséparable de l'être humain, du fait même de ses limites et de la brièveté de son existence. Le culte rendu à des individus supposés hors du commun, procède, je pense, de ce besoin de se rattacher à une nature divine de l'Homme dans lequel s'incarnerait, de temps en temps, cette force surnaturelle transcendant l'étroitesse de nos vies respectives. Un besoin d'absolu qui peut déboucher sur les pires excès, le premier étant, si l'on n'y prend garde, l'abolition de l'intelligence ou, en tout cas, de tout esprit critique.
S'il nous regarde, je ne suis pas certain que Umberto Eco soit spécialement ravi des hagiographies publiées à l'occasion de son décès. Depuis quelques jours, la preuve est faite de l'ubiquité d'un Dieu contemporain du savoir. Saint Umberto est partout. Il s'en faudrait de peu pour que les fidèles de la place Saint-Pierre de Rome ne scandent des "santo subito" à l'occasion de la bénédiction pontificale pour réclamer sa canonisation sur-le-champ. Dans les nombreux articles qui lui ont été consacrés en France, il n'a été question que de célébrer l'érudition phénoménale de ce linguiste et romancier curieux de tout, capable de manier les concepts les plus élaborés de la sémiotique, comme de donner, dit-on, dans le genre "populaire" (du moins, si l'on en juge, par le nombre d'exemplaires vendus). Au passage, aucun journaliste français n'aura manqué de porter un toast à son côté bon vivant et à son coup de fourchette qui le place à égalité avec Gargantua dans notre Panthéon littéraire gastronomique national, auquel, nous le savons bien, tout bon Français est viscéralement attaché.
Nous avons tous une dette envers ceux qui nous ont précédés. Ils nous ont transmis ce qu'ils savaient ou, mieux encore, le goût d'apprendre à notre tour.
Umberto Eco a bercé mon adolescence, mais parfois, cela secouait un peu trop fort. Son "Nom de la Rose" m'a fasciné, même si je ne suis pas sûr d'en avoir compris tous les passages. J'avançais dans ses chapitres comme muni d'une lampe à huile dans l'obscurité des couloirs d'une abbaye, un dictionnaire Robert perpétuellement à portée de main pour décrypter les mots rares dont il faisait usage, avec un malin plaisir, dans son roman. En lisant Eco, j'ai appris à lire le dictionnaire.
Le film tiré de son roman a tant et si bien marqué mon imaginaire (nous nous amusions, avec mon frère, à compter le nombre de fois où nous l'avions vu, je crois que nous avons dépassé les 17), que je n'aurais - j'en suis certain - jamais écrit un livre sur les moines de Tibhirine sans avoir croisé le chemin d'Adso de Melk et Guillaume de Baskerville. Une abbaye isolée, des moines assassinés, un père abbé incarné à l'écran par Michael Lonsdale qui se retrouvera, 30 ans plus tard, dans la peau du frère Luc du film "Des hommes et des dieux", ont opéré, dans mon esprit, une jonction entre l'univers médiéval décrit par Umberto Eco, et l'histoire contemporaine d'une communauté monastique prise au piège de la guerre civile algérienne.
Mon hommage s'arrêtera là. Adolescent toujours, j'avais tenté de lire "Lector in fabula". Qui peut honnêtement prétendre avoir compris ce que Umberto Eco a voulu dire? Et qui peut affirmer que sa préoccupation était de toucher un large public? Pour revenir à ses romans, même "L'île du jour d'avant" était à peu près aussi inaccessible qu'un trésor enfermé par de nombreux cadenas. Peut-être est-ce pour cela que l'intellectuel fascinait tant : il faisait briller, quitte à en rajouter, des joyaux hors d'atteinte pour nos pauvres petits neurones. Souvent, je me suis souvent demandé si la fascination pour ses écrits ne relevait pas, chez la plupart de ses contemporains, d'un pur snobisme. Ou d'une volonté d'imitation des comportements de l'élite. Un peu comme ces prolos qui s'achètent des marques de luxe pour se donner l'illusion de ressembler à la bourgeoisie. Ou comme ces personnes qui, à une époque, se promenaient avec "Le Monde" sous le bras, parce que cela faisait intelligent. Il est vrai aussi que l'Italien, avec sa barbe rassurante qui le faisait ressembler à une sorte de papa Noël de tous les jours, parlait très bien sur les plateaux de télévision et que tout cela paraissait limpide. A l'image d'un Bourdieu qui nous prenait au piège d'une apparente simplicité verbale, pour nous confronter à l'extrême difficulté conceptuelle de la plupart de ses ouvrages.
Je n'aurais rien écrit de tout cela si je n'étais tombé, récemment, sur une rediffusion de l'émission 28 Minutes (Arte), qui avait invité Umberto Eco sur son plateau. L'équipe d'Elisabeth Quin a choisi de la remettre en ligne il y a 3 jours, "en hommage à cette figure majeure". (A voir ici : http://www.arte.tv/magazine/28minutes/fr/revoyez-notre-interview-dumberto-eco-28minutes?cache)
J'ai regardé. Et j'ai été étonné d'écouter l'érudit lâcher cette phrase, sans provoquer la moindre réaction des personnes sur le plateau : "Les Africains ne font rien d'autre que se massacrer tribu par tribu. C'est la réalité quotidienne."
Que n'aurait-on entendu, en France, si de tels propos avaient été prononcés par un intellectuel de droite... Où étaient, ce jour là et les suivants, ceux qui s'étaient, par le passé, scandalisé d'un certain discours de Dakar sur l'homme africain soi-disant "pas entré dans l'Histoire"?
D'une part, de tels propos sont navrants quand on songe au génocide de Srebrenica. D'autre part, ils témoignent d'une profonde méconnaissance de l'anthropologie du continent africain, et des mécanismes très élaborés de résolution des conflits qui y existent. Je ne voudrais citer que le cas des "parentèles à plaisanterie" du Mali ou du Burkina Faso. Un jour, vers le début des années 2000, je m'étais trouvé dans un bus entre Ségou et Mopti. Un pêcheur bozo s'y étripait en paroles avec un commerçant dogon. L'un moquant sa petite taille. L'autre son obsession pour les affaires. De pures joutes verbales, encadrées par la tradition, et destinées à purger par avance tout ressentiment entre ces groupes de population.
Umberto Eco était un intellectuel européen avant tout centré sur l'Histoire européenne. Son érudition avait des limites, comme nous avons tous nos limites. Il est dommage que, lorsqu'un être meurt, nul ne songe jamais, pour lui restituer toute son humanité, à mettre en lumière, aussi, ses faiblesses. Preuve ultime que la sainteté ne saurait être humaine.
Nicolas Ballet