Plaidoyer pour le journalisme à pied
Qui n'a pas été pris dans le train-train du métro-boulot-dodo, jusqu'à ne plus savoir s'en dépêtrer et à en perdre le sommeil?
Il y a 10 ans, j'ai laissé tomber sans regret ma vieille guimbarde polluante - une Peugeot 205 qui démarrait quand bon lui semblait - pour m'engouffrer dans la joie des transports en commun. Lyon a la chance d'avoir un réseau plutôt propre et performant - quoi que très coûteux - permettant de se rendre à peu près partout - du moins en semaine. Cela fut parfois compliqué. Je me souviens de reportages épiques au fin fond de zones industrielles glauques de l'agglomération lyonnaise, pour couvrir tel ou tel rassemblement syndical, au plus froid de l'hiver.
Tout existence humaine est expérience de l'épuisement. Après dix ans à sauter du bus au tramway, et du tramway au métro, j'ai commencé à ressentir les premiers symptômes d'un mal incurable. Les annonces vocales des stations me devenaient de plus en plus insupportables, au point d'imaginer un article où j'interrogerais les responsables du métro pour savoir pourquoi ils n'envisageaient pas de renouveler leurs enregistrements, usés jusqu'à la corde après vingt ans de fonctionnement. Vous savez : quand vous commencez in petto à faire des jeux de mots avec le nom des stations, c'est que la folie est en train de vous guetter. Je ne parle pas du tramway, de ses conducteurs à peu près aussi doués qu'un chauffeur après un an de permis (freinages brusques, toujours délicieux de bon matin) et de ses passagers agglutinés les uns aux autres, sales et malpolis (combien vous mangent sous le nez, à 7 heures du matin, des viennoiseries industrielles infectes?).
En octobre 2015, plutôt que de sombrer dans une aigreur malvenue, j'ai décidé de prendre les choses en main. A 40 ans passés, me suis-je dit, j'ai la chance d'avoir des jambes en bon état. Alors pourquoi ne pas renoncer aux transports en commun et me mettre à la marche, à Lyon (et non plus seulement en vacances)? Mon grand-père maternel procédait ainsi, avec un bâton dont il s'aidait sur ses vieux jours. Dans son village de la Loire, le jour de ses obsèques, il y a 5 ans, des témoignages rapportaient qu'il couvrait chaque jour des kilomètres à pied, s'arrêtant partout pour discuter avec les uns et avec les autres. Ma mère l'a suivi sur cette voie. Et mon tour est venu d'inscrire mes pas dans cette tradition familiale.
Tous les jours, je parcours entre 15 et 20 kilomètres à pied. C'est ainsi que je vais à mon travail et que j'en reviens. Et c'est ainsi, aussi, que je me rends sur mes lieux de reportage. Mieux que cela : la marche constitue un reportage en soi. Elle me permet de sentir battre le pouls de la ville où je réside. D'observer le paysage. Ce qui y change. Ce qui y demeure. Cet exercice plaisant est pour moi l'occasion de débusquer une mine de sujets dont je me priverais, dans le confinement de l'habitacle d'une voiture, ou dans l'espace aveugle des transports en commun.
Très récemment, c'est en marchant que j'ai remarqué que la plaque de la rue de la Tunisie venait d'être redécouverte lors du nettoyage d'une façade à Lyon. J'ai enquêté sur le sujet, pour remonter jusqu'aux années 1890, à une époque où les investisseurs lyonnais étaient présents en masse dans le protectorat tunisien. La mairie, qui envisageait d'abord de supprimer cette plaque, la conservera finalement.
La marche est devenue pour moi le coeur de mon métier. Elle l'avait déjà été, en grande partie, pour la réalisation de mon livre à Midelt, durant laquelle j'avais couvert de longues distances à pedibus. Mais je n'avais pas alors encore accompli totalement la fusion entre ces deux activités, qui, aujourd'hui, ne font qu'une dans ma vie.
Tout journalisme est étonnement, ce qui le rapproche d'une démarche philosophique. Seule la marche permet le temps du bavardage improvisé avec une ou un inconnu(e) au détour d'un chemin. Ainsi seront glanées de belles histoires, autrement perdues à jamais.
Par le délassement physique et intellectuel qu'elle procure, la marche rend plus attentif à la parole de l'autre, plus alerte, et plus inspiré dans son écriture. Elle évite aussi d'arriver sur son lieu de travail tel une boule de nerfs prête à exploser.
Homo erectus est notre fonds commun.
Etre humain, c'est marcher.
Perdre son temps, c'est le gagner.
Vive le journalisme à pied!
Nicolas Ballet
A lire aussi, ici, un autre post, sur un sujet proche : http://nicolasballet.blogspirit.com/about.html