Dialogue sur les ruines ou : le guide des égarés
Se réjouir d'être vivant. Rester debout dans une maison à moitié en ruines. Garder espoir au milieu du chaos. Et se mettre au travail pour aussitôt reconstruire, comme une fourmi dont le logis aurait été piétiné par un promeneur indélicat. Il paraît que cet insecte est costaud : "Hiroshima? Connaît pas!"
Les attentats de Paris, beaucoup d'entre nous ont pu les vivre comme un tremblement de terre. Nous sommes livides. Nos certitudes vacillent. Et comme dans chaque séisme, il faut s'attendre à des répliques émotionnelles. Mais toute catastrophe - les adeptes de la psychologie sociale, comme Mathieu Ricard, l'ont amplement démontré - est toujours, et en même temps, le lieu d'une formidable entraide.
La thématique des survivants, celle du terrorisme islamiste, ou bien encore, la question du dialogue avec les musulmans m'ont fait replonger ces jours-ci dans cette histoire qui m'a "accompagné" depuis trois ans, du Maroc à l'Algérie, en passant par la Suisse et la France : Tibhirine.
C'est un choc d'assister à un tel déferlement de haines, quand on est porté par la conviction que le dialogue, la rencontre de l'autre, peuvent empêcher le pire. Et il est douloureux d'assister à cette violence, après avoir jeté de petits ponts sur l'abîme, au fil de dizaines de conférences, en France, comme en Italie, en pensée avec frère Jean-Pierre, le survivant à la "joie retrouvée" (titre d'un documentaire d'Aubin Hellot) et à l'énergie décuplée, à bientôt 91 ans.
Grâce à lui, je me souviens qu'il n'est pas nécessaire de chercher la complication. Il est bon de simplement témoigner du changement de regard qui peut s'opérer en nous et en l'autre, du moment où nous établissons des liens - profonds ou légers, peu importe - et où nous prenons le temps d'échanger, d'être curieux, de suspendre notre jugement pour apprendre, recevoir et donner à notre tour, sans calcul.
Tibhirine est un vaccin contre la haine et contre les peurs.
Les moines de Midelt et frère Jean-Pierre restent silencieux depuis quinze jours, ce qui se conçoit aisément dans la position qui est la leur. Et je dois dire que, au-delà même des considérations "politico-religieuses", j'aime bien ce silence. Il m'invite à considérer que c'est au coeur des passions actuelles, et peut-être même, de cette hystérie collective, que naissent sans doute de nouveaux liens.
Mardi soir, j'ai eu la chance d'assister, à la Villa Gillet de Lyon (quartier de la Croix-Rousse http://www.villagillet.net/), à un débat réconfortant, lumineux, entre le philosophe ("musulman") Ali Benmakhlouf et l'historien ("juif") Benjamin Stora.
Si l'intitulé portait sur l'histoire des relations entre les juifs et les musulmans (*), d'après l'ouvrage collectif publié en 2013 aux éditions Albin-Michel, sous la direction de feu Abdelwahhab Meddeb et du même Benjamin Stora, l'actualité la plus récente a amené ces deux intellectuels à élargir le champ de la discussion à la question de savoir ce qu'il convenait de faire pour éviter la dislocation de notre République.
En spécialiste du langage et de la logique, Ali Benmakhlouf - dont, d'ailleurs, petite confidence, un membre de la famille m'a hébergé plusieurs fois à Fès dans le cadre de mon projet au Seuil, Fès se situant sur la route de Midelt - s'est employé à combattre les identités meurtrières en rappelant que, dans nos vies, nous ne sommes pas réductibles à une seule identité. Jamais.
De mémoire, il a cité cette phrase d'"Alice au pays des merveilles", en français, puis en anglais : "Soyez ce que vous voudriez avoir l'air d'être; ou, pour parler plus simplement : Ne vous imaginez pas être différente de ce qu'il eût pu sembler à autrui que vous fussiez ou eussiez pu être en restant identique à ce que vous fûtes sans jamais paraître autre que vous n'étiez avant d'être devenue ce que vous êtes".
Et puisque je parlais plus haut de Fès, comment ne pas se souvenir que c'est la ville où le "futur" philosophe et médecin andalou Maïmonide s'était replié, adolescent, avec sa famille, et que son "Guide des égarés" - qu'il serait plus correct de traduire en "Signe pour les perplexes" - avait d'abord été écrit en arabe, avant d'être traduit en hébreu? Imbrication des cultures, mélange des ingrédients qui donnent de la saveur à nos vies.
Il est impératif de comprendre que l'imposition d'une culture ou d'une religion unique, c'est la mort, a souligné Benjamin Stora, en insistant sur la nécessité d'une coexistence de la pluralité.
"Il n'y a deux solutions. Soit on fait l'effort de connaître l'autre. Soit c'est la guerre" a dit cet historien, en référence aussi à la situation actuelle en France.
Connaître l'autre, cela passe, selon lui, par l'urgence de mieux enseigner, dans notre pays, l'histoire des nations maghrébines ou arabes, à l'université, comme sans doute en secondaire. "Nous n'avons que quelques rares universitaires spécialistes du sujet" a-t-il regretté, en citant notamment Daniel Rivet et Gilbert Meynier. (Me reviennent en mémoire soudain les mots d'un Irakien chaldéen de Vaulx-en-Velin, qui me racontait l'an dernier que des "prédicateurs" "montaient parfois le bourrichon" à certains jeunes en les invitant à cracher sur le drapeau français, "car la France a fait de nous, les Algériens, des esclaves"...)
Je retiens aussi de la soirée de mercredi à la Villa Gillet cette belle phrase d'Ali Benmakhlouf, qui rappelle un peu l'esprit de la fameuse citation de Camus sur le langage ajoutant aux malheurs du monde : "Mieux vaut éviter les injonctions verbales. Lorsque l'on s'adresse à l'autre, il est préférable de dire "Il me semble que...", "Il est probable que..."
Voilà qui peut nous être utile dans nos relations quotidiennes.
J'ouvre une nouvelle parenthèse. La dernière.
Récemment, j'étais en reportage dans un quartier de la périphérie de Lyon, pour essayer de comprendre le ressenti de jeunes Français de confession musulmane, à propos des caricatures de "Charlie Hebdo".
Au bout d'une heure d'échanges, la méfiance s'était en partie évaporée. Ceux que l'on aurait pu enfermer dans l'identité de "délinquants" ne s'exprimant qu'avec leurs codes à eux, se sont révélés - "sur la tête de ma grand-mère, La Mecque"- poètes et philosophes. L'un d'eux, qui quelques minutes plus tôt disait pis que pendre des juifs et ne jurait que par Dieudonné, m'a lâché cette perle : "Toutes ces guerres entre les gens, c'est des conneries. Je vais te donner la solution : il faudrait qu'une météorite menace la Terre. Au moins, on redeviendrait tous frères".
L'an dernier, j'ai fini par ressentir une certaine gêne à organiser en centre-ville mes propres conférences autour de l'islam. C'est bien joli tout ça : je tenais de beaux discours sur le dialogue (incluant ses difficultés), mais je n'allais pas partager cela dans des quartiers périphériques. Je restais dans le confort douillet de jolies salles "bien fréquentées", par un public convaincu d'avance de la justesse de mes arguments ou de mon positionnement (une seule fois, une femme en niqab est venue y assister, près de la place Bellecour, c'était à l'automne 2013). Certes, il est important de pouvoir contribuer à recharger les batteries de personnes qui pourraient sinon éprouver solitude et donc épuisement dans leurs actions (le discours des deux intervenants d'hier soir m'incite d'ailleurs à poursuivre). Mais il est tout aussi important d'aller là où personne ne va (ce que, une fois encore, je n'ai pas eu le courage de faire, jusqu'aux récents événements). De sortir des cénacles. De décentraliser de temps en temps les débats (pas de façon systématique non plus : cela peut être valorisant pour des familles des quartiers de venir en centre-ville; mais cela peut être aussi angoissant ou, tout simplement, impossible pour des raisons financières). A la Villa Gillet hier soir, je n'ai vu, parmi 250 participants environ, qu'une poignée de personnes de confession musulmane, dont un converti, "abonné" à toutes les conférences de ce genre...
Cela aussi, doit nous faire réfléchir. "Il me semble que" nous devons plus que jamais lutter, dans le contexte actuel, contre nos réflexes, nos habitudes. La République n'est pas donnée. Et c'est à chacun de nous de la faire vivre par de petits gestes quotidiens, comme ces fourmis qui transportent des brindilles minuscules pour les transformer en "tumulus" géants.
Nicolas Ballet
(reproduction de ce texte autorisée avec mention de la source)
(*) Sur ce point, Benjamin Stora et Ali Benmakhlouf ont souligné que le fossé actuel entre ces deux peuples est d'apparition récente et qu'il a été précédé, au moins dans l'aire méditerranéenne, par quatorze siècles d'une vraie civilisation judéo-arabo-musulmane. Le petit-fils de l'ancien grand-rabbin de Tanger m'a d'ailleurs raconté après la conférence qu'il était fréquent, dans la première moitié du XXe siècle, que des musulmans viennent se recueillir sur la tombe de "saints" juifs, pour bénéficier de leur aura. Cela ne se pratique plus aujourd'hui.
Benjamin Stora a listé les trois raisons historiques principales de ce divorce culturel, politique, religieux :
1/ Citoyenneté accordée aux Juifs par la Révolution française, qui a fait naître des revendications similaires dans les pays musulmans où les Juifs vivaient sous le régime de "dhimmitude" qui leur accordait la protection des souverains, tout en limitant leurs droits et en les obligeant à vivre dans des quartiers définis
2/ Essor des nationalismes au XIXe siècle : nationalisme arabe et nationalisme juif (sionisme)
3/ Fractures engendrées par la Shoah, certains pays ayant protégé les juifs (Maroc...), d'autres territoires ayant collaboré avec Hitler (grand mufti de Jerusalem).
Commentaires
Merci pour ce texte, très dense, très riche.
Dominique Lurcel me l'a transmis et cela résonne avec la lecture que je viens de faire, avant Nöel, de votre livre d'entretien avec Frère Jean-Claude.
Je serais très heureux de vous rencontrer, engagé moi-même et à différents titres dans le dialogue entre humains. Bien cordialement, renaud lescuyer